Le jeu de plateau narratif (II)

  • Dead of Winter (PlaidHat Games / Filosofia) est un cas intéressant. Le jeu est sorti en 2014 et a fait l’objet d’une hype évidente aux États-Unis – il suffit de voir sa fiche sur BoardGameGeek pour s’en convaincre – ce qui, pour un jeu de zombies n’est pas tellement surprenant. En France par contre il semble être un peu passé sous les écrans radar, en partie me semble-t-il du fait d’une confusion injuste avec le populaire Zombicide, les deux jeux n’ayant pourtant pas grand chose en commun à part le thème. Dans la boîte nulle figurine : on est en réalité assez proche d’un jeu à la Robinson Crusoé, qui privilégie l’ambiance et la narration et repose sur la résolution d’événements (les ‘crises’) plutôt que sur un système tactique de boucherie de masse (même si cet aspect n’est pas totalement absent du jeu). Si j’ai choisi de parler de ce jeu c’est parce qu’il présente deux éléments de gameplay particulièrement réussis. On y incarne des survivants qui tentent de faire survivre leur colonie dans l’hiver d’une post-apocalypse Z. Les joueurs possèdent un objectif commun – lié à la survie de la colonie – dont la réussite est en principe une condition nécessaire de victoire. Mais chaque joueur possède aussi un objectif secret et seuls les joueurs ayant accomplis le leur peuvent prétendre à la victoire. Cet objectif secret va généralement dans le sens de la survie de la colonie (pour faire partie des vainqueurs un joueur doit donc réussir l’objectif commun ET son objectif secret) mais pas nécessairement. Un joueur peut très bien être un traître et gagner à condition que la colonie ne survive pas ET qu’il ait réussi son objectif secret. Certes les jeux coopératifs avec traître ne sont pas nouveaux mais le système est ici particulièrement élégant. A cela s’ajoute un système de vote – très efficace sur le plan narratif – qui intervient dans deux cas de figure. D’une part un joueur peut solliciter un vote de la communauté pour exiler un autre joueur (afin d’écarter un possible traître), sachant que l’exil n’est pas une décision à prendre à la légère (avoir deux joueurs exilés dont aucun n’est un traître est une condition de défaite) et que les joueurs exilés voient leur objectif secret modifié en conséquence – ils peuvent donc toujours prétendre à la victoire et restent concernés par la partie, qui prend alors un tour nouveau les concernant. D’autre part certains événements appelés ‘carrefour’ mettent la communauté face à un choix entre deux alternatives – ce qui apporte un élément intéressant de discussion et de dissension au sein du groupe. J’apprécie particulièrement dans Dead of Winter ce système totalement tourné vers la narration – sans pour autant sacrifier l’intérêt ludique pur.

DeadofWinter

  • Autre cas tout aussi intéressant et plus radical : T.I.M.E Stories, quatrième jeu des Space Cowboys (dont le rythme et la qualité des sorties sont assez édifiants jusqu’à présent) qui vient tout juste de paraître. L’intention de proposer une alternative sous forme de jeu de plateau aux rôlistes repentis est ici clairement affichée dès l’introduction du livret de règles. Dans le jeu les joueurs incarnent des agents du bureau T.I.M.E, des sortes de voyageurs temporels qui sont envoyés dans le passé ou dans des réalités alternatives pour investiguer et corriger des déviances du continuum. La partie commence par un briefing, qui présente l’objectif et le contexte de la mission et reprend habilement la procédure de mise en place du jeu. T.I.ME Stories propose un plateau neutre mais exploite à merveille une idée toute simple : chaque site est représenté sous forme d’une rangée de cartes dont le recto, une fois celles-ci placées côte à côte, dévoile une représentation très immersive du lieu (ainsi de la salle de briefing qui marque le début d’une mission). Le verso de la première carte d’un lieu contient un descriptif des éléments d’intérêt immédiatement visibles dans celui-ci, chacun représenté ensuite par une carte de la rangée qui pourra être explorée par les joueurs (en prenant connaissance de son verso). Sans rentrer dans les détails du système de jeu les joueurs commencent leur mission en prenant connaissance des ‘hôtes’ (chacun disposant de capacités propres) dans lesquels ils peuvent s’incarner – seul leur esprit est du voyage – et explorent ensuite différents lieux pour dénicher des indices, parler aux différents protagonistes de l’histoire, résoudre des énigmes, des affrontements, etc. Le tout fonctionne un peu comme un livre dont vous êtes le héros. Chaque changement de lieu ou round d’action consomme du crédit temporel (mais un round permet à tous les joueurs de réaliser une action, pour inciter ceux-ci à agir chacun de leur côté et ainsi optimiser le temps de mission). Pour renforcer l’immersion et l’aspect jeu de rôle les joueurs sont en contact télépathique permanent pour échanger sur la mission – mais seul un joueur qui ‘visite’ une carte prend connaissance du contenu au verso de celle-ci et il est invité à décrire aux autres ce qu’il y fait et ce qui se passe sans faire référence aux éléments techniques du jeu. L’autre très bonne idée de T.I.M.E Stories vient justement de son chronomètre : quand le crédit temporel est épuisé la mission est terminée. Mais les joueurs peuvent repartir pour un second ‘run’, en changeant éventuellement d’incarnation, tout en conservant à l’esprit les informations obtenues lors des séquences précédentes. De run en run (même si l’objectif est de minimiser leur nombre – d’ailleurs le jeu met plutôt bien la pression à ce niveau) les joueurs se forment donc une idée de plus en plus précise des enjeux et de l’intrigue. Le fonctionnement du jeu est vraiment brillant, même si je crains qu’il ne se trouve sous cette forme dans une impasse conceptuelle. Car le principe est quand même très coûteux : un scénario représente au bas mot une grosse centaine de cartes superbement illustrées (qui contribuent d’ailleurs très efficacement à l’ambiance) et une fois un scénario résolu (à la louche en 3 ou 4 run) il ne peut être rejoué par les mêmes joueurs. A 45€ la boîte de base et 25€ le scénario supplémentaire ce mode de fonctionnement a un prix qui me semble excessif dans l’absolu (bien qu’il soit compréhensible vu le matériel fourni).

TIME_Stories

 

  • Avec Mysterium (I♥Games / Libellud), dont la (magnifique) version française arrive incessamment sous peu sur les étals, on reste dans le jeu de plateau d’ambiance mais sur un mode nettement plus épuré – je n’ai pas encore eu le bonheur de tester le jeu mais de ce que j’en ai déjà vu on ne fait que flirter avec le jeu narratif. Le jeu me semble un habile (et a priori assez improbable) mélange entre Cluedo et Dixit. Un joueur incarne le fantôme du défunt, dont les souvenirs de la mort sont assez flous, et qui va se charger de communiquer via des rêves avec les autres joueurs qui incarnent les médiums. Le jeu est coopératif et se déroule en deux temps : le fantôme doit d’abord parvenir à préciser les souvenirs de sa mort grâce à l’aide des médiums (ce qui permettra de restreindre la liste des coupables, lieux et armes possibles du crime). Si ce premier objectif est atteint dans le temps imparti alors le fantôme, ayant recouvré la mémoire du crime dont il a été victime, devra réussir à faire découvrir aux médiums la combinaison exacte (le fameux triptyque du Cluedo). L’idée géniale du jeu, au-delà de sa réalisation matérielle très réussie qui vise à installer une ambiance de séance de spiritisme, c’est que le fantôme ne peut parler directement aux médiums ; il communique avec ceux-ci sous forme de rêves – c’est la composante Dixit du jeu. En pratique le fantôme distribue à chaque médium des cartes avec une iconographie très riche – et ouverte à l’interprétation – pour suggérer à celui-ci un personnage, lieu ou arme selon l’état de sa progression. Les médiums peuvent discuter entre eux des rêves qu’il reçoivent avant de formuler individuellement une intuition de personnage / lieu / arme liée au rêve qu’ils ont reçu et éventuellement se prononcer (exact ou inexact) sur les intuitions des autres médiums (ce qui permet de gagner de la clairvoyance pour la deuxième phase du jeu). Le fantôme répond aux différentes interprétations par oui ou par non (idéalement par un ou deux coups frappés sur la table). Une fois que les médiums ont chacun eu l’intuition de leur personnage, lieu et arme on passe à la seconde phase du jeu (ou bien celui-ci s’achève sur une défaite si un médium n’y est pas parvenu à temps). Les médiums mettent en commun leurs intuitions pour former autant de triptyques que leur nombre ; le fantôme choisit secrètement parmi ceux-ci lequel correspond à la solution du meurtre. Puis communique aux médiums un dernier rêve commun sous forme d’une série de trois cartes. Désormais les médiums ne peuvent plus communiquer entre eux et chacun doit voter pour la bonne combinaison après avoir pris connaissance d’un, deux ou trois des indices communiqués par le fantôme, selon son niveau de clairvoyance. Si une majorité de médium a voté pour la bonne combinaison la partie est gagnée. J’ai hâte !

Mysterium

  • Je termine avec The 7th Continent (Serious Poulp), un jeu loin d’être terminé et dont la campagne de financement participatif devrait débuter le 29 septembre prochain sur Kickstarter. L’objectif avoué des auteurs est de retrouver, sous forme de jeu de plateau, l’esprit des livres dont vous êtes le héros – sauf que les tuiles du plateau remplacent ici les pages des fameux livres. Le postulat de départ est que les joueurs incarnent des explorateurs qui ont participé à la découverte du mystérieux 7ème Continent et semblent comme avoir été frappés d’une malédiction à leur retour d’expédition, hantés qu’ils sont désormais par des cauchemars et des visions. Une nuit, après être littéralement tombés d’épuisement, ceux-ci se réveillent sur une île mystérieuse… Chaque tuile supporte de très nombreux éléments de jeu : des activités disponibles, des événements aléatoires ou prédéfinis (qui impliquent la pioche de tuiles numérotées), les connexions possibles vers d’autres lieux, de l’équipement, etc. Les tuiles servent même à la résolution des tests, en lieu et place des dés généralement en usage dans ce genre de jeu. Je ne rentre pas dans les détails du système – pas forcément très complexe dans le principe – car il fait appel à des mécanismes nombreux et à une iconographie particulièrement sophistiquée, pour ne pas dire un peu intimidante (condition sine qua non pour que chaque tuile puisse alimenter une telle richesse d’utilisation) mais je renvoie vers le site du jeu qui propose des liens vers les forums de BGG (en anglais donc) ou vers des vidéos sur TricTrac. J’ai du mal à former un avis a priori sur l’intérêt ludique de la chose mais je suis singulièrement intrigué par son ambition. D’une part car il semble taillé pour des aventures inhabituellement conséquentes (sur une grosse dizaine d’heures, avec un système de sauvegarde pour jouer en plusieurs sessions – idée que l’on retrouve d’ailleurs dans T.I.M.E Stories). Et d’autre part car il propose un singulier mélange entre éléments aléatoires et briques narratives prédéfinies, qui cherche à proposer à la fois une expérience cohérente et qui se renouvelle à chaque exploration. Je sais par expérience que de telles recettes sont possibles – Eldritch Horror y parvient la plupart du temps (mais même là le résultat n’est pas garanti à 100% – parfois les événements s’enchaînent de manière grotesque, sans susciter la moindre dramaturgie) – mais jamais évidentes à équilibrer. Ma curiosité est piquée, même si en toute honnêteté je crains un peu l’usine à gaz et que je devine que la moindre erreur de conception sera fatale à un jeu qui propose des parties aussi longues. Le principe me plaît et je souhaite de tout cœur aux auteurs une franche et belle réussite.

7thContinent

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