Dans la sociologie du joueur de jeu de plateau le rôliste figure en bonne place et la tentation de proposer des jeux de plateau ‘narratifs’ n’est pas nouvelle – en particulier les rôlistes repentis, souvent faute de temps et en raison de contraintes familiales et/ou professionnelles, apprécient de trouver des jeux aisés à mettre en œuvre (nul besoin d’un MJ ni, pour ce dernier, de préparer un scénario) et généralement rapides à jouer (encore que pas toujours). Ces jeux empruntent à des degrés divers au jeu de rôle, qu’il s’agisse d’incarner un personnage, de développer une ambiance ou une histoire, voire d’injecter une bonne dose de roleplay.
On peut identifier plusieurs familles – sans volonté d’exhaustivité de ma part (je fais surtout appel à mes souvenirs de joueur) – et dont les frontières sont souvent perméables et floues.
- Le dungeon crawler entretient un lien étroit avec le jeu de rôle, en particulier le premier d’entre eux Dungeon & Dragons – la seule différence (fondamentale) entre les deux tenant au roleplay introduit par ce dernier. On y retrouve l’exploration par une équipe d’aventuriers (un joueur = un personnage avec des capacités propres) d’un module labyrinthique bâti sur la vieille recette porte / monstre / trésor, généralement dans un univers heroic fantasy. Le dungeon crawler fait rarement l’économie d’un maître de jeu pour diriger les antagonistes et son intérêt vient de l’exploration case par case du module et de la résolution (plus ou moins) tactique des affrontements. Le genre a été popularisé chez nous par HeroQuest (fig.1) édité chez nous par MB en 1989 (sous licence Games Workshop) et qui a eu droit aux honneurs de la grande distribution et une importante campagne publicitaire grâce à la force de frappe de Milton Bradley. Plus proche de nous le genre perdure avec un Descent (fig.2) (FFG / Edge), de facture assez classique, ou Mice & Mystics (fig.3) (PlaidHat Games / Filosofia), plus original et qui profite selon moi d’un univers décalé plus immersif (PlaidHat Games / Filosofia).
- Ce genre a essaimé un sous-genre très populaire en ce moment : le jeu de zombies. Le côté exploration est remplacé par une forte composante survie en devant atteindre remplir un objectif sous la pression d’une horde d’antagonistes. Le jeu s’apparente sans doute davantage à jeu de plateau avec un déroulement plus mécanique qui se dispense d’un maître de jeu. Le genre surfe sur une triple vague : le financement participatif, la séduction d’une boite gavée de figurines et la mode des zombies post The Walking Dead. Le représentant le plus populaire du genre est sans conteste Zombicide (fig.4), édité par Cool Mini or Not, et dont la version moyenâgeuse à paraître (Black Plague) a levé plus de 4 millions de dollars sur Kickstarter. Néanmoins la dimension technique du jeu empiète largement sur ses ressorts narratifs, finalement réduits à la portion congrue (grosso modo l’ambiance). Avec un pied dans chaque camp on peut également signaler le gros carton de Conan (Monolith Board Games LLC), là encore à paraître, qui a de son côté levé plus de 3 millions de dollars sur la fameuse plateforme de crowdfunding.
- Un autre genre également très ancien remonte au vieux Talisman (fig.5), paru en 1983 chez Games Workshop, et que j’ai pour habitude de décrire comme un jeu de l’oie pour rôlistes. Sa mécanique de base n’en est en effet pas très éloignée : on lance un dé avant de déplacer son personnage (qui dispose évidemment de capacités propres) du nombre de cases du résultat et d’appliquer les effets de la case d’arrivée. La principale différence (mais elle est essentielle) c’est qu’on contrôle son itinéraire sur un plateau qui comporte des bifurcations. Le déroulement du jeu suppose généralement de tirer une carte événement, dont la nature est fonction de la case activée, et de résoudre celle-ci grâce à un système basique de caractéristiques et compétences. Talisman est un jeu compétitif (les joueurs peuvent s’attaquer pour s’affaiblir et il faut être le premier à remplir les conditions de victoire) mais le genre a vite accouché de jeux coopératifs, dont le fameux Arkham Horror (fig.6), chez FFG / Edge, paru initialement en 1986, et rafraîchi avec beaucoup d’à-propos en 2014 avec la gamme Eldritch Horror. D’une certaine manière ce genre incarne – à plusieurs joueurs – l’esprit des livres dont vous êtes le héros (dont l’apparition sous leur forme moderne remonte à la fin des années 70).
- Le jeu de plateau a parfois spontanément adopté des réflexes narratifs en s’efforçant de décliner une licence, pour retranscrire l’univers adapté. C’est le cas par exemple du très ancien Dune (fig.7), édité en 1979 chez Avalon Hill, et réadapté sous le nom de Rex chez FFG / Edge. Le jeu s’apparente a priori à un wargame et fait appel à une mosaïque de mécanismes pour évoquer divers aspects de l’univers de Frank Herbert. Le résultat, étonnamment fidèle à l’ambiance du cycle romanesque et très respectueux de la situation géopolitique d’Arrakis, génère de lui-même un effet narratif (et appelle naturellement un effort de roleplay), d’autant que chaque joueur incarne le leader d’une faction et que le jeu comporte des phases de diplomatie. Sans surprise cet effet narratif est beaucoup moins présent dans Rex – l’univers étant largement méconnu – alors que le jeu est quasi identique à Dune sur un plan technique. Plus proche de nous le jeu de plateau tiré du Trône de Fer (FFG / Edge) tentait une approche semblable à celle de Dune, en moins convaincant sur le plan ludique. Il est d’ailleurs significatif que le genre coopératif soit revenu à la mode avec l’excellente adaptation du Seigneur des Anneaux (fig.8) chez FFG / Edge par un vieux routard du jeu de plateau allemand, Reiner Knizia. Pour rester chez l’éditeur spécialiste des jeux sous licence je mentionne également l’imparfait mais intéressant Battlestar Galactica, un jeu coopératif avec traître.
- Enfin dernière famille dont la dimension narrative est évidente : les jeux de conte. L’exemple emblématique du genre est Il Était une Fois dont la première édition est parue, si je ne dis pas de connerie, chez Atlas Games en 1993. Le jeu est aujourd’hui disponible en français chez Asmodée. Curieusement on abandonne ici un élément majeur d’identification au jeu de rôle (le fait d’incarner un personnage) pour se concentrer sur un autre aspect : raconter en commun une belle (si possible) histoire. Chaque joueur possède des cartes éléments – permettant de développer l’histoire – et un dénouement. L’objectif est de parvenir à introduire tous ses éléments dans l’histoire et à mener celle-ci vers son dénouement – ce que chaque joueur cherche évidemment à faire, chacun tirant la trame dans la direction qu’il souhaite lui voir emprunter. Dans un genre proche, plus ouvertement parodique et destiné à un public rôliste, existe Oui, Seigneur des Ténèbres, chez Ubik – à mon humble avis moins réussi. FFG / Edge s’est aussi essayé au genre avec Winter Tales, un très beau jeu avec un support de visualisation et une mécanique plus proche du jeu de plateau. La dimension narrative y dépend beaucoup de l’implication des joueurs – le système de jeu la rendant dispensable (au prix de l’intérêt du jeu).
Dans une seconde partie à venir (demain ?) je ferai un petit zoom sur une sélection choisie de jeux récents ou qui se profilent à l’horizon, très intrigants et qui viennent bousculer un peu les conventions du genre en s’efforçant d’apporter des idées neuves (Dead of Winter, T.I.M.E Stories, Mysterium et The 7th Continent).