La toute première version de Dungeons & Dragons (D&D) est sortie en 1974, écrite par Gary Gigax et Dave Arneson et éditée par Tactical Studies Rules (TSR), société fondée pour l’occasion. On ne parle pas encore de jeu de rôle mais, selon la formule qui figure sur la boîte, on y trouve « des règles de wargame pour campagnes médiévales – fantastiques, jouables avec un papier, un crayon et des figurines ». Car D&D est un wargame (les règles et l’utilisation de figurines ne laisse d’ailleurs planer aucune ambiguïté à ce sujet), mais un wargame un peu particulier : chaque joueur incarne un unique personnage, confronté à un module mis en scène par un « maître du donjon », d’où le glissement inévitable vers le jeu de rôle qui fait de D&D le précurseur du genre.
La gamme est alors divisée en deux : d’un côté D&D, généralement présenté sous la forme d’une boîte qui contient tout le matériel nécessaire pour se lancer dans ses premières parties, et qui s’adresse aux débutants, et Advanced Dungeons & Dragons (AD&D), la version pour joueurs confirmés, qui propose des règles plus détaillées et plus complexes, traditionnellement déclinée en trois ouvrage de base (Guide du Joueur, Guide du Maître et Manuel des Monstres), auxquels s’ajoutent au fil du temps des univers de campagnes (dont les fameux Royaumes Oubliés pour citer le plus populaire), des modules et des suppléments de contenu autour d’un sujet spécifique. La seconde édition d’AD&D est parue en 1989, marquant le début d’une (longue) période de (lent) déclin.
En effet en 1991 sort Vampire – La Mascarade, un jeu contemporain et moderne, première brique du Monde des Ténèbres, focalisé sur la narration et le quotidien des personnages joueurs. Le jeu est une révolution dans le microcosme du jeu de rôle, le médiéval fantastique n’est alors plus à la mode, de même que les systèmes de jeu issus du wargame, qui paraissent alors lourds et exagérément simulationnistes. AD&D2 connaît malgré tout un léger rafraîchissement en 1995 et un système de personnalisation avancé est proposé sous la forme des Player’s Option, intéressant sur le papier mais difficilement exploitable en pratique faute d’un équilibrage sérieux. Las le déclin se poursuit jusqu’à la quasi-faillite de TSR en 1997, racheté par Wizard of The Coast (WoTC).
Sous l’égide de WoTC une troisième édition est mise en chantier, sous la direction d’un game designer confirmé, Jonathan Tweet (co-auteur d’Ars Magica avec un certain… Mark Rein.Hagen, qui donnera ensuite naissance à Vampire), assisté – entre autres – de Monte Cook, et paraît en 2000. Cette édition, qui conserve les fondamentaux de D&D en les rationalisant et en intégrant une couche supplémentaire de personnalisation, marque la fin de la gamme bicéphale D&D / AD&D et propose une approche inédite : le système de jeu est proposé sous licence Open Game Licence (OGL), créée pour l’occasion, qui permet à d’autres éditeurs de réutiliser celui-ci sans reverser de royalties. A l’époque cette innovation fait débat au sein des employés de WoTC ; beaucoup pensent que c’est une hérésie que de donner le système qui paye leurs salaires. Ce qui n’empêche pas le jeu de faire un véritable carton. En effet le jeu de rôle est moribond après une décennie de jeux sérieux et sombres (et de traitement médiatique négatif), dans la foulée du Monde des Ténèbres. Le retour au médiéval fantastique apparaît rafraîchissant. Dans la lignée de l’OGL beaucoup d’éditeurs tentent de surfer sur le succès de D&D pour relancer leurs gammes en version D20 (sans trop de succès d’ailleurs vu les aberrations que sont les Appel de Cthulhu D20, Deadlands D20, L5R D20, j’en passe et des meilleurs).
Un rafraîchissement est opéré en 2003 avec la gamme 3.5, qui achève de noyer le jeu sous les options (classes de prestige et dons) et le rend parfois illisible, faisant le nid de titres alternatifs exploitant la licence OGL et qui proposent de conserver un feeling ‘troisième édition’ de base. De fait la crainte des employés de WoTC va se confirmer, mais plus tardivement et pas de la manière dont ils l’entendaient à l’origine. En 2008 sort la quatrième édition de D&D, qui fait un bon gros flop. Les changements opérés dégoûtent les joueurs historiques, avec des modifications influencées par le jeu vidéo, jeu de rôle massivement multijoueur et hack & slash en tête. Cette édition provoque un replis massif vers la principale gamme alternative sous licence OGL : Pathfinder. L’abandon par WoTC de l’OGL, conscient que les ouvrages alternatifs concurrençaient déjà la version 3.5, pour la Game System Licence, plus restrictive, aggrave la donne puisqu’aucun éditeur n’emboîte le pas.
Bref tout ça pour en arriver, sonnez tambours, résonnez trompettes, à la cinquième édition, sortie cette année (le Player’s Handbook et le Monster Manual sont déjà parus et le Dungeon Master’s Guide devrait arriver d’ici la fin de l’année – aucune version française n’est encore annoncée), pile poil pour les 40 ans du jeu. Pour ne pas réitérer les errements de la quatrième édition WoTC a fait appel aux joueurs, testant longuement son jeu en conditions réelles pour obtenir des retours de la communauté. Force est de constater deux impressions persistantes à la lecture du Player’s Handbook : d’une part le bouquin est superbe et d’autre part le retour au source a été effectué avec une grande intelligence, simplifiant le système partout où il en avait besoin, parfois avec une certaine élégance. En particulier le système des avantages / désavantages, croisé sous d’autres formes dans quelques rares autres jeux, permet de limiter les modificateurs et de rompre avec la linéarité du D20. En situation d’avantage le joueur lance deux dés et conserve le meilleur résultat et en situation de désavantage il lance deux dés et conserve le plus mauvais résultat. La personnalisation a été conservée mais de manière plus logique et intrinsèque à la classe, sans retomber (pour le moment) dans les travers des dons et classes de prestiges. Les compétences, qui n’ont jamais été traitées de manière convaincante dans aucune édition, ont été miraculeusement simplifiées. De toute évidence elles ne fonctionneront pas plus mal (et probablement mieux). Les cantrips et rituels (version d’un sort plus longue à lancer et uniquement à son niveau de base) permettent d’assouplir la magie puisqu’ils ne consomment pas de ‘slot’. Bref, vous l’aurez compris, cette cinquième édition est séduisante. Et pas seulement parce qu’elle fait suite à une édition ratée, mais parce qu’elle conserve l’ADN de Dungeons & Dragons, tout en réussissant un vrai travail pertinent de simplification, qui va plus loin que les simples efforts d’harmonisation de la troisième édition.
D’ailleurs pour en revenir brièvement à la 3ème édition, Jonathan Tweet a récemment publié un jeu de rôle médiéval fantastique : 13th Age avec… Rob Heinsoo ! Soit le game designer principal de la 4ème édition honnie de D&D. De son côté Monte Cooke a publié récemment un jeu de rôle de science-fantasy : Numenera, héritier ‘spirituel’ (et lointain) de Planescape, qui était un univers de campagne transverse au multivers de D&D, particulièrement riche et étrange au regard des standards habituels de la gamme. Parallèlement le jeu vidéo Torment: Tides of Numenera fera suite – au moins dans l’esprit – à l’extraordinaire Planescape: Torment.
Ping : Grog d’Or 2015 |